P’tit Lu

Cette 7ème consigne consistait à créer une nouvelle à partir d’un texte d’auteur, ici : L’histoire de Toto dans « La Crème du crime » de Boileau-Narcejac. Je devais respecter une structure de texte pour fidèlement l’appliquer à ma nouvelle. Les étapes suivantes devaient s’y retrouver :

  • La scène d’exposition
  • Le conflit éclate
  • Le début de la promenade
  • Le flash back
  • Le retour au récit, pendant la promenade
  • La recherche du bon moyen d’en finir
  • Le passage à l’acte
  • Le retournement inattendu de la situation

Je me suis bien amusé en réalisant cet exercice, j’espère que vous apprécierez.

Bonne lecture !

P’tit Lu

— Raymond, vous en avez encore pour longtemps ? Lucien est prêt, il vous attend dans le couloir !

Raymond  se dandine et fait la grimace en se regardant dans le miroir.

— Je mets une enveloppe dans le vide-poche du fauteuil, vous la transmettrez à monsieur le curé ? Raymond ?

Raymond ouvre la porte de la salle de bain d’un geste brusque, attrape son chapeau et sa veste dans la chambre et se dirige vers le couloir.

— Vous n’oublierez pas de bien remettre l’écharpe de Lucien quand vous sortirez de l’église !

— Après trois ans, je commence à connaître la musique madame l’infirmière en chef.

— Raymond, je vous ai déjà dit de ne pas me donner ce qualificatif et de m’appeler Nadine, comme les autres pensionnaires !

Raymond hausse les épaules et sort dans le couloir. Lucien est recroquevillé dans son fauteuil roulant, la tête basse et le regard dans le vide.

— Ah ben t’es là p’tit Lu ! On va pouvoir aller draguer de la poulette de bénitier !

— Arrêtez de l’appeler comme ça, c’est dégradant, en plus, il ne peut même pas vous répondre !

— Bon, elle a fini la mère poule au cul serré ?

— Comment osez-vous ? Je ne fais que vous rappeler vos responsabilités…

— Blablabla, commencez par être digne des vôtres ! Et j’ose… car je paie le double de votre salaire, pour profiter de l’infrastructure de cette maison de vieux croutons séniles et abandonnés par leur famille!

— Mon pauvre Lucien, comment un être aussi gentil que vous a-t-il pu être ami avec ce malotru ?

Lucien sourit béatement, comme si toute cette situation l’amusait.

Raymond empoigne le fauteuil et se dirige vers la porte qui donne dans le parc de la maison de repos.

— Mon pauvre Lucien, mon brave Lucien… j’t’en foutrai moi ! Non mais sans blague… Tu causes plus, tu bouges plus, tu te fais dessus… Faut te véhiculer, te laver, te nourrir… La seule différence avec un clébard, c’est que t’es même plus capable de remuer la queue quand t’es tout excité !

Le vent fait tourbillonner les feuilles amassées sur le sol. La température est fraîche, le soleil se cache derrière quelques nuages gris.

— Ça fait du bien de respirer un peu, non ? Je t’enlève ton écharpe et je desserre ta cravate p’tit Lu ? Tu ne penses pas que ça irait mieux comme ça ? Avec un petit rhume ? Tu serais alité quelque temps, je pourrais aller à l’église sans que tout le monde s’apitoie sur ton sort.  Une belle petite choriste me remarquerait peut-être.

Raymond baisse la tête pour se protéger avec son col et avance d’un bon pas.

— Au lieu de ça, je vais encore passer pour le brave tuteur, l’ami fidèle… Si seulement ils savaient. L’amour nous rend cons, à un point… Quelle idée j’ai eue de promettre à Elisabeth de m’occuper de toi… Celle-là aussi n’avait d’yeux que pour toi, ma Zaza ! Moi je l’aimais, toi tu l’as conquise, mariée et trompée ! Et cerise sur le gâteau, c’est elle qui part et toi qui restes.

Raymond accélère la cadence et prend l’allée pavée en direction du portail, Lucien est bringuebalé dans tous les sens. Son sourire de bienheureux a fait place à une mine inquiète. En arrivant sur le boulevard, Raymond s’approche de la bordure.

— Et si je te balançais à terre tiens ? T’as même pas été foutu de lui faire un marmot à Zaza, du coup, c’est moi qui pousse le caddie à légume ! J’suis sûr que tu l’as fait exprès pour m’emmerder !

Une des roues est maintenant dans le vide… Lucien fronce les sourcils et serre les dents.

— Ce serait tellement facile, mais bon, je me ferais encore engueuler par le caporal Nadine ! On redoublerait d’attention pour toi et on me détesterait encore plus ! Non, ce n’est pas une bonne idée. Décidément, tu me bousilleras la vie jusqu’à la fin !

Raymond observe autour de lui, les passants lui lancent des regards complices, lui décrochent des sourires et des hochements de tête compatissants. Il sent son cœur battre dans ses tempes et ses mains se crisper sur les poignées. Il doit bien se rendre à l’évidence, sans Lucien, ces attentions n’existeraient pas.

— Tu te rappelles ? Un jour, tu m’as dis que tu ne pourrais pas vivre dans l’ombre de quelqu’un ! Que c’est pour ça que tu devais briller, éblouir… tu as réussi, même infirme, c’est toi qui as la vedette. Mais moi j’en ai marre d’y être, dans ton ombre.

Ils passent alors devant la coutellerie de Louis. Opinels, couteaux suisses, laguioles, serpettes se partagent l’étalage. Et aussi de vieux rasoirs à double lame avec blaireau.

— Qu’en penses-tu ? J’achèterais bien une de ces antiquités pour ton anniversaire. Un rasage à l’ancienne ! C’est sur, j’ai un peu la tremblote, on n’est pas à l’abri d’un accident malheureux.

Le parvis de l’église n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres, il reste juste à descendre la rue St Martin et traverser l’avenue Général Leclerc et ils arrivent à destination. Raymond est obligé de freiner un peu l’attelage car il pourrait être emmené par le poids. En levant les yeux, il aperçoit un 4×4 sur l’avenue.

— Ça te plairait un peu de vitesse ? Oui j’en suis sur, tu en baves déjà ! Tu as toujours été amateur de sensations fortes. Eh bien, tes désirs sont des ordres mon vieil ami…

Raymond attend que le feu piéton passe au rouge, relâche le frein, et laisse le fauteuil dévaler le reste de la pente. Le chauffeur a juste le temps d’éviter Lucien dans un réflexe inopiné. Le coup de volant déporte légèrement le véhicule sur le trottoir. Le choc est brutal.

Couché sur le sol, Raymond lève la tête et constate un attroupement autour du fauteuil roulant. Lucien le regarde, un sourire béat dessiné sur les lèvres. Raymond a froid, il repose la tête sur le béton et ferme les yeux, une dernière fois.

4 réflexions sur “P’tit Lu”

  1. Machiavélique…sordide ! Ou peut nous mener le poids de m’amertume….
    Est pris qui croyait prendre!
    Super….bien enlevé ! Ton humour est perceptible…
    J’ai bien aimé.

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