La vie d’un chat est un long fleuve tranquille

Pour cette 26eme consigne, je devais m’inspirer d’un extrait des contes glacés de Sternberg. Le but de l’exercice était d’ouvrager les phrases. Partir d’un texte basique et l’enrichir par l’ajout de dialogues, de descriptions… Décider de changer l’ambiance, créer une histoire intrigante et cohérente à la fois.

Travail périlleux et compliqué, pour lequel j’ai éprouvé des difficultés à démarrer, car le sujet de l’oeuvre ne m’inspirait pas. J’ai ensuite essayé de me prêter au jeu, mais vous jugerez le résultat par vous-même. J’ai amené beaucoup de soin au moment de la relecture pour reformuler les phrases et embellir le texte, En un mot : ouvrager.

Bonne lecture !

La vie d’un chat est un long fleuve tranquille

Le carillon tintinnabula quand la porte d’entrée s’ouvrit. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, je revenais dans la maison de vacances de la famille, où ma grand-mère venait de s’éteindre. J’avais respecté ses dernières volontés : elle reposait dans le cimetière du village. Il me restait encore à chercher un foyer accueillant pour Eliott, son chat.

— Bon, alors tu entres ou tu prends racine ? maugréa ma mère en me bousculant.

—  Tu pourrais tenter d’être sympathique, juste aujourd’hui, en souvenir de Mamie…

— T’inquiète pas, je ne resterai pas longtemps dans tes pattes, on trouve le matou, puis tu me déposes à la gare.

Sur ces belles paroles, j’entrepris de visiter les lieux. Tout me paraissait plus petit que dans mes souvenirs. Je pénétrai dans le salon, le panier à côté de la cheminée était vide. J’inspectai l’étage, poussai la porte de la chambre. Son regard vif me transperça. Il était couché sur le lit, serein, comme s’il m’attendait.

La ressemblance avec le précédent me stupéfia. Elle lui avait donné le même nom, mais de là à choisir exactement la même race, la fourrure identique, les rayures pareilles, c’était incroyable. J’eus l’impression qu’il s’agissait du même chat que celui de mon adolescence. Comme si il n’avait pas pris un poil blanc.

— Allez, Eliott, viens, tu vas rentrer avec moi à Paris le temps de te dénicher un nouveau maître.

Il se laissa prendre, sans le moindre miaulement. Je cherchai dans le bureau quelque document qui puisse me renseigner sur son âge, ses vaccins. Tout élément susceptible d’intéresser un acquéreur potentiel. Rien ! Je ne trouvai que le pédigrée de son prédécesseur. A en croire le certificat d’adoption, il avait trente deux ans, le pauvre diable. Je me rendis compte que je ne savais pas quand il était mort. Mamie avait-elle omis de me l’annoncer ?

— Ah, tu as débusqué la boule de poil ? Alors on filoche, allez…

— Maman, tu ne trouves pas qu’il ressemble à Eliott ?

— C’est Eliott, imbécile !

— Non, je veux dire, à l’autre, à l’ancien…

— Tu as toujours été bizarre, mais là… je ne comprends rien à ton charabia.

— Mais…

— Mais rien du tout ! Prends son panier, ses jouets et ses croquettes ! Pas question de rater le dernier train, allez, ouste.

Après avoir déposé ma mère à la gare, nous rentrâmes, mon compagnon à quatre pattes et moi, vers la capitale. Il ne broncha pas du voyage, bien installé sur la banquette arrière, nul besoin d’une cage de transport avec un animal aussi calme.

Le soir, quand je m’affalai dans le fauteuil, Eliott me fixait. Il s’approcha et vint se lover sur mes genoux. Cette manœuvre raviva des images du passé. Ce n’était pas possible que ce soit lui. Pourquoi ce chat que je ne connaissais pas il y a cinq heures aurait-il été aussi câlin ? Et de surcroit, qu’il adoptât exactement la même posture que celui de ma jeunesse était une coïncidence incroyable.

Me vint alors l’idée de le tester. J’ouvris une boite de nourriture ramenée de chez ma grand-mère, ainsi que trois boites de thon trouvées dans mon placard : une au naturel, une autre à l’huile l’olive et enfin sa préférée, à l’huile de colza. Je disposai les bols dans la cuisine et l’appelai. Le félin n’hésita pas une seconde, il mordit avec assurance dans le thon colza. Je restai bouche bée, c’était lui, sans aucun doute. Comment était-ce possible ? Trois décennies !

Une fois repu, il s’assit et plongea son regard dans le mien. Je pouvais y lire de la reconnaissance, de la joie et une forme de sagesse, de paix intérieure. Mon premier réflexe fut de surfer sur internet, je tapai à toute vitesse : chat trentenaire sur Google. Depuis une vingtaine d’années, les chats vivaient de plus en plus vieux. Mais… cette agilité, ce poil brillant… il paraissait avoir sept ans tout au plus.

Les jours suivants, je l’observai. Il passait son temps couché dans son panier, sur le divan ou sur mon lit. Jamais il ne sortait, jamais il ne chassait, jamais il ne miaulait. Il fermait les yeux. S’il avait été humain, j’aurais pensé qu’il méditait. Après la semaine, ce fut le mois et finalement l’année complète qu’il vécut chez moi.

Au fur et à mesure des saisons, il ne changea pas ses habitudes. J’étais subjugué par autant de maîtrise et de volupté, j’aurais eu envie de rentrer en contact, parler son langage. Parfois, j’eus pensé qu’il souhaitait me communiquer son secret. Comme s’il sentait que l’inéluctable m’attendait et qu’il pouvait m’en soustraire. A force de le sonder, d’être obnubilé par cette bête hors du temps, je me retrouvai seul, à ne m’occuper que de son bien-être et de ses besoins.

Je dus me rendre à l’évidence, les félins domestiqués avaient percé le mystère de l’éternelle jeunesse, tapis sur la moquette de l’humain. Ce dernier devenu leur cuisinier, leur hôte, leur laquais, leur amphitryon… ils absorbaient l’énergie dépensée autour d’eux pour l’emmagasiner, la stocker et la consumer un minimum.

Ma mère poussa son dernier souffle sans jamais se poser de questions sur Eliott. Moi, je passai le reste de mon existence à caresser et envier mon animal de compagnie.

Aujourd’hui, mes forces amenuissent*, je suis venu m’installer dans la vieille maison de campagne pour finir ma vie au calme. J’ai tout réglé avec le notaire pour ma succession. Le plus important, c’est qu’Eliott soit pris en charge, il est serein. Je pense qu’il m’accompagne vers la sortie, conscient de ce qu’il m’arrive et indifférent à ce processus. J’aurais tellement aimé vivre sa vie, mais jamais personne ne m’a assisté et aimé comme j’ai pu le faire envers lui.

*du verbe amenuir, et non pas s’amenuiser.

1 réflexion sur “La vie d’un chat est un long fleuve tranquille”

  1. Je ne suis pas loin de croire cette histoire tout à fait plausible, les chats dirigeront le monde un jour, ils ont tout compris et savent asservir les humains !!! Oh, je ne peux plus écrire, Punjabi mon chat qui se prend pour un tigre, m’observe… cela m’inquiète, lui non plus ne semble pas vieillir…

    Trêve de plaisanteries, la consigne, de ce dont je me rappelle, est remplie, avec des traits d’humour ici et là pour finir, solitaire, aux petits soins pour ce félin qui ne perd ni de sa superbe, ni son indifférence face au sort de son maître.

    Belle journée à toi, Sabrina.

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