Le jeu de la responsabilité

Pour cette 16ème consigne, je devais créer une atmosphère haletante, entretenir le suspens. Il fallait que la tension soit palpable et la chute inattendue. J’avais carte blanche pour le thème, mais toujours limité à 6000 signes…

Bonne lecture !

Le jeu de la responsabilité

James Quincey1 se réveillait péniblement. Il avait les yeux collés. Un bout de carton rugueux et sec le gênait en bouche. Il mit du temps à réaliser qu’il s’agissait de sa langue. Il émergeait peu à peu quand un cri retentit à quelques mètres de lui. Une voix d’homme scandait des insultes en exigeant qu’on le libère sur-le-champ ! Quincey se redressa subitement et observa autour de lui. La pièce était petite, juste son lit et une armoire. Une fenêtre donnait sur un terrain vague. Des gens étaient affairés à transporter, à mains nues, un chargement de pierres entre deux bennes. Le soleil était de plomb. En scrutant convenablement, ils n’y avait que des femmes et des enfants qui manipulaient la marchandise. Son sang se glaça quand il reconnut son épouse et leur fille. Son regard restait fixé sur elles, sa gorge se serra. Sa femme pleurait, peinant sous la menace d’un homme qui aboyait des ordres.

— Bonjour messieurs, cracha un haut-parleur suspendu au plafond.

Quincey sursauta !

— Bienvenue dans : « le jeu de la responsabilité ». Le concept est simple : trois épreuves, si vous les réussissez, votre liberté vous sera rendue.  La première consiste à vous rendre à la fontaine qui est située au centre de la plaine, distribuer de l’eau à votre famille et revenir à votre baraquement en trois minutes maximum.

— Attendez, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? osa-t-il.

— La porte s’ouvrira dans trois… deux… un…

Un tintement métallique se fit entendre et la porte de la roulotte s’ouvrit. James Quincey se jeta dehors. Il remarqua qu’ils étaient cinq à participer à cette mascarade. Sans attendre, il fonça vers le monument en pierre d’où jaillissait un geyser pour y remplir une des gourdes déposées sur le rebord.  Quelques mètres avant d’arriver à la source d’eau, celle-ci cessa de couler. Les hommes secouèrent les gourdes, toutes vides.

— Il vous reste une minute et quarante secondes pour revenir à votre baraquement.

La voix était sortie de nulle part.

Quincey avait compris qu’ils n’auraient jamais le temps d’aller jusqu’à leur famille et revenir dans les temps. Il hésita, regarda en direction de sa fille. Elle suffoquait dans la poussière. Il décida finalement de rebrousser chemin. Les quatre hommes lui emboitèrent le pas. Revenus devant les roulottes,  ils se regardèrent dépités.

— Vous avez lamentablement raté cette première épreuve. Comme dans vos sociétés, lorsqu’un employé est en baisse de régime, il faut le motiver ! Voulez-vous avoir l’obligeance de regarder vers la plaine s’il vous plait ?

Les gardes sortirent des tasers et tirèrent sur les familles. Les cinq participants assistaient, horrifiés, au spectacle des corps de leurs êtres aimés s’ecroulant sur le sol, frétillants de convulsions.

— Pour les plus téméraires, n’y pensez même pas ! Vous subiriez exactement le même sort avant d’avoir fait dix pas dans leur direction. Vous pouvez stopper leur mésaventure en vous rattrapant avec la deuxième épreuve.  Rendez-vous dans  le hangar situé derrière vous.

— Je ne vais pas me prêter à ce petit jeu plus longtemps. Je me casse, et ce n’est pas un taser qui m’effraie ! lança un des candidats.

— Monsieur Jope², je vous déconseille vivement cette manœuvre, vous n’avez ni femme ni enfant, mais ce serait dommage de vous retrouver sans frère également.

Cette dernière phrase avait suffi. Les cinq compagnons d’infortune avaient compris qu’il faudrait aller au bout du jeu de ce psychopathe. Ils n’avaient pas été choisis par hasard, il y avait là les directeurs des cinq plus grosses multinationales en agroalimentaire : Unilever, Coca Cola, Nestlé, Kellog’s  et Danone.  Mais où voulait-il en venir ? Ce n’était pas une rançon… Quoi alors ?

Dans le bâtiment, un écran géant projetait des images des différentes usines de leur groupe qui dénonçaient : les conditions de travail, le pillage des ressources de la planète, le non-respect des droits de l’homme et de l’enfant, la misère dans laquelle vivaient la plupart des familles qui travaillaient pour eux, l’impact écologique de leur production…

— Joli constat n’est-ce pas ? J’espère que vous êtes fiers de vous ? le timbre métallique n’altérait en rien le ton ironique.

Un volet claqua derrière eux et du gaz commença à s’échapper de petites aérations. Ils furent pris d’asphyxie. Les larmes aux yeux, ils supplièrent la voix pour que ce supplice s’arrête.

— Regardez-vous, vous faites endurer ça à de pauvres innocents tous les jours avec les solvants et les additifs utilisés dans vos labos low cost. Vous n’êtes même pas capables de tenir trois minutes. La vue de vos femmes et de vos enfants travaillant dans ces conditions vous a révulsés, pourtant, vous n’avez aucun mal à l’accepter quand ça peut vous rapporter un bénéfice. Vous êtes abjects !

Quincey vit une silhouette masquée s’approcher de lui. Il sentit une vague de chaleur se répandre dans son cou et une onde relaxante traverser son corps.

— Vous êtes à nouveau recalé. Il vous reste une chance de sauver votre misérable existence. Cette fois, la sanction en cas d’échec sera fatale. Bonne sieste messieurs !

Lorsque James Quincey se réveilla, il crut d’abord qu’il avait rêvé. Sa femme dormait à côté de lui. Il vérifia la chambre de ses filles, tout allait bien. Dans la salle de bain, face au miroir, il découvrit un pansement au niveau de la jugulaire. Paniqué, il fonça vers son bureau pour s’emparer de son Iphone. Une lettre recouvrait l’écran : « Aux participants du jeu de la responsabilité ».

« Cette troisième épreuve consiste à vous engager à respecter toutes les personnes qui travaillent pour vous. A changer votre politique de production. A mettre en place des solutions pour polluer moins. J’espère que les dernières heures vous ont permis de prendre conscience de la responsabilité qui vous incombe et de ce que je suis capable de vous infliger. Cette fois, je serai moins clément si vous échouez ».

1James Quincey : PDG de Coca Cola

²Alan Jope : PDG d’Unilever

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