Le malheur des uns fait le bonheur des autres

Pour cette 27eme consigne, j’ai dû me livrer à un exercice de rhétorique : amplifier un fait divers tiré des « rumeurs et légendes urbaines » de Albert Jack. Je suis donc parti d’un simple synopsis et j’ai dû enrichir mon texte avec différents procédés narratifs. Exercice pas spécialement évident mais pour lequel j’ai pris beaucoup de plaisir, j’espère qu’il en sera de même pour vous.

Bonne lecture !

Le malheur des uns fait le bonheur des autres

Muet, Edmond fixait l’horizon au volant de la petite Toyota IQ de sa femme. Les crampes intestinales ne le quittaient plus. C’était la dernière fois qu’il irait manger chez les amis de son épouse. Etroitement installée à côté de lui, Rosalie observait les lumières du boulevard défiler à toute allure. Elle repensa à leur croisière de l’été précédent, s’imagina sur le pont du bateau, face à la côte illuminée sous le ciel étoilé.Les yeux fermés, il lui sembla même sentir la brise légère lui caresser le visage.Elle sombrait quand la voix fracassante de son mari la sortit brutalement de ses rêveries.

— Ma Mercedes, hurla le chauffeur !

— Diantre, Edmond, mon aorte a failli se rompre. Qu’a donc votre fichue voiture pour justifier un tel beuglement.

— Elle a disparu, elle n’est plus garée devant la maison.

— Sans doute, aviez-vous encore un pneu sur le trottoir et un policier aura agi avec zèle.

— Rosalie, vous m’agacez. J’avais précisément mes quatre roues sur la rue. La police n’est en rien mêlée à cette exaction.

— Dans ce cas, téléphonez-leur pour signaler le vol. Vous ferez d’une pierre deux coups.

— Ne recommencez pas !

— Allons, au pire, ça confirmera ma thèse, au mieux, vous devrez également appeler votre assureur demain.

— Ne soyez pas condescendante, ma chère. Je propose de quadriller le quartier, peut-être n’est-elle pas bien loin.

— C’est évident mon brave, un voisin podagre, pour lequel toute évolution pédestre était vouée à l’échec, aura certainement soulagé son mal lancinant et dérobé votre véhicule pour parcourir les derniers mètres le séparant de son domicile.

— Cesserez-vous enfin avec vos rosseries ? L’heure est grave, que proposez-vous alors ?

— Rien, je vais me coucher, faites comme bon vous semble mon ami.

Résigné, Edmond remisa la Toyota dans le garage. Il prit ensuite le combiné et appela la police. La déclaration de vol établie, il monta s’aliter à son tour, fallait-il encore s’endormir. Il devait s’y résoudre, le larcin s’était produit juste devant chez lui. Dans quelle époque vivons-nous, pensa-t-il ?

Le lendemain matin, le couple prit son petit déjeuner dans la loggia qui surplombe la rue. La fenêtre centrale offre une vue dégagée sur le portail de l’entrée. La sexagénaire venait de s’asseoir quand son mari bondit de sa chaise, galopa sur le parquet ciré pour atteindre la porte d’entrée en chêne massif. Il dévala les marches du perron et se planta enfin devant… sa Mercedes.

Sa stupéfaction était totale. Par quelle sorcellerie avait-elle réapparu ? Il se glissa à l’intérieur, ouvrit la boîte à gants pour vérifier que les papiers étaient en place. Une enveloppe s’y trouvait. Il en sortit deux places de théâtre et une lettre sur laquelle étaient écrits ses quelques mots :

Votre véhicule m’a été d’une grande aide, j’étais dans une situation très délicate et j’ai pallié au plus urgent.

Pour me faire pardonner de cet emprunt forcé, je vous offre deux places de spectacle. Vous pourrez aller admirer Eric Dupond  Moretti déclamer ses plus belles plaidoiries sur scène. A l’issue de la pièce, un repas vous sera servi dans la brasserie du théâtre.

C’est une maigre compensation mais j’espère que vous en profiterez. Recevez toutes mes excuses pour les désagréments occasionnés.

Etourdi par la nature incongrue de la situation, Edmond revint s’asseoir auprès de sa compagne.

— Il y a un nombre incalculable de gens étranges sur cette terre et vous en faites partie mon pauvre ami.

Cette saillie suffit à sortir notre récent retraité de sa torpeur.

— Allons bon, je retrouve ma voiture, volée hier, garée devant chez nous ce matin, avec un mot et deux places pour le théâtre, mais je suis l’excentrique dans l’histoire.

— Deux places dites-vous ?

— Oui, je vais sans doute y emmener Emile.

— Très délicat…

— Ah, vous connaissez ce terme ?

— Hm, de bonne guerre j’en conviens…

— Trêve de galéjade, ne trouvez-vous pas cet acte étrange, voire suspect ?

— Je vois deux options : le ravisseur est un pleutre, un couard, pour agir avec pareille veulerie. Ou quelqu’un vous cherche offense et a trafiqué la voiture.

La semaine suivante, le carrosse allemand subit plusieurs vérifications, le garagiste garantit que la voiture était en parfait de fonctionnement.

Les jours passèrent et le vieux couple considéra la possibilité de se rendre au spectacle. La perspective de vivre une soirée divertissante et culinaire gracieusement organisée par un abruti à l’éducation bancale les séduisit.

Le jour venu, ils étaient excités par une flamme juvénile. Ils n’avaient plus vécu un événement en amoureux depuis de longues années. Il était peut-être temps d’enterrer la hache de guerre et de repartir sur de bonnes bases. Ce fut une soirée mémorable. Non pas pour la qualité de la pièce ou des mets servis, mais l’alchimie retrouvée entre les tourtereaux les transcendait. Cette fois, plus de plaisanteries douteuses ou de moqueries trempées d’amertume. Ils avaient échangé de vrais avis, s’étaient réellement intéressés l’un à l’autre.

Ravis, ils prirent le chemin du retour. Edmond vacillait du regard entre l’horizon et sa dulcinée, au volant de sa Mercedes cette fois. Rosalie avait la tête posée sur l’épaule de son partenaire. Le couple échangea un long baiser avant de monter les escaliers de la maison. Ils ouvrirent la porte et se figèrent. Ils avaient été pillés. Il ne restait quasiment plus aucun objet. Sur le miroir du hall, cette phrase : j’espère que le spectacle vous a plu !?

4 réflexions sur “Le malheur des uns fait le bonheur des autres”

  1. Salut Benjamin!
    Je fais le tri dans mes emails pour rattraper mon retard de lecture…
    J’ai beaucoup aime cette histoire et la chute est top ! On imagine très bien ce couple se disputer, le ton est délicieux et à voix haute c’est encore mieux.

    1. Merci Audrey, cette consigne était sympathique, il fallait essentiellement travailler les personnages. Content que tu les aiment.

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